Vive le pantouflage !

Cédric O
3 min readJan 25, 2023

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Veut-on vraiment n’avoir pour seul personnel politique que des femmes et des hommes dont la politique est le métier ?

La rubrique des Décodeurs du Monde a récemment consacré deux de ses articles à la reconversion des ministres et conseillers des gouvernements Macron dans le secteur privé (ici et ). Que cette rubrique, au travail par ailleurs de qualité, s’attache à « décoder » les parcours des acteurs de la majorité gouvernementale en ce qu’ils sont révélateurs de son ethos et donnent des clefs de lecture de son action, cela semble très légitime. Ce qui est significativement plus contestable, c’est le présupposé implicite des auteurs, qui transparait tant dans les arguments mis en avant que dans le choix des témoins : ces aller-retours entre service de l’Etat et secteur privé, cette « interpénétration », font courir un risque majeur à l’intérêt général.

Le Monde n’est pas le seul média à avoir une telle lecture du phénomène : depuis plusieurs années (le début des années 2010 ?), une grande partie de l’écoystème politico-médiatique tient pour suspect le simple fait de venir du secteur privé (ou d’y aller) lorsqu’on veut servir l’Etat (ou lorsqu’on l’a servi). Dans la grande incompréhension française du monde de l’entreprise, tout ce qui touche au privé semble condamné à corrompre (dans tous les sens du termes) le service public.

J’ai pour habitude d’accorder peu d’importance à ce genre de propos. Je tendrais même à ressentir une forme de fierté à ce que, dans le classement établi par les journalistes du Monde, mon cabinet soit celui qui, de loin, ait vu la plus grande proportion de ses membres rejoindre la société civile. Mais le sujet est devenu tellement systémique, et les conséquences — médiatiques et judiciaires — de cette grille de lecture tellement graves pour l’intérêt général qu’il m’a semblé nécessaire de réagir.

On évoque souvent les rémunérations pour expliquer le déficit d’attractivité des postes à responsabilité du service public (au sens large). Je crois que c’est une raison marginale. Chacun peut comprendre que servir l’Etat nécessite de diminuer sa rémunération et de faire des sacrifices, car le secteur public ne saurait aussi bien payer qu’une entreprise privée pour de nombreuses raisons. Chacun peut aussi comprendre les horaires à rallonge, les sacrifices familiaux ou les vicissitudes temporaires de la vie politique. Le service de l’intérêt général, le sens et l’importance des enjeux compense largement ces mauvais côtés… s’il s’agit d’un engagement qui n’a qu’un temps. Ce qui tue bien plus sûrement l’envie de servir, c’est la certitude que servir l’Etat est un chemin sans retour, ou alors avec tellement de difficultés, de risques judiciaires et de suspicion généralisée que l’enjeu n’en vaut pas la chandelle.

La pente sur laquelle nous sommes est assez claire : le service de l’Etat se referme sur lui-même quand il faudrait au contraire ouvrir les portes et les fenêtres*. Dit autrement, la complexité des problèmes auxquels nos sociétés sont confrontées, la nécessité d’associer et de comprendre l’ensemble des parties prenantes, la non linéarité des carrières, … nécessiteraient que l’on puisse au maximum attirer au service de l’Etat toutes celles et tous ceux qui souhaitent contribuer pour le collectif — d’une manière à la fois ouverte et temporaire. La qualité, l’expérience et la compétence du service public auraient tout à y gagner. A travers les législations récemment adoptées et la tonalité médiatique sur le sujet des conflits d’intérêts, c’est précisément l’inverse que nous faisons.

On a le personnel politique qu’on mérite.

Retrouvez ma tribune parue dans le Monde daté du 26 janvier 2023 => https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/01/25/cedric-o-en-matiere-de-prevention-des-conflits-d-interets-il-n-y-a-pas-de-solution-miracle_6159188_3232.html

* rappelons que le secteur privé représente 4 emplois sur 5 aujourd’hui en France.

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Cédric O

Ancien Secrétaire d’État chargé du numérique / Former French Minister of State for Digital