Régulations

Cédric O
5 min readOct 20, 2020

L’événement tragique et révulsant de ce week-end a remis sur le métier le débat sur la régulation des réseaux sociaux. S’il n’est jamais très aisé de réguler dans l’urgence et l’émotion, force est de constater que l’importance prise par ces médias dans les dérives sociétales (haine en ligne, diffusion en direct d’actes terroristes, fausses informations, etc) appellent depuis longtemps et urgemment à une mise à jour de notre arsenal juridique mais aussi de notre logiciel institutionnel.

Il faut, à cet égard, être très clair : la proposition de loi portée par la députée Laetitia Avia et soutenue par le Gouvernement, qui a connu le sort que l’on sait, n’aurait probablement pas permis d’éviter le drame. Car par exemple les propos du père de famille incriminant le professeur, pour révoltants qu’ils soient, n’auraient probablement pas été qualifiés de « manifestement illicites » et auraient donc échappé à l’obligation de modération et de retrait portée par le texte. Mais son adoption aurait permis de juguler une partie de la haine nauséabonde et des appels au meurtre subséquents qui ont, comme souvent, accompagné l’ensemble de l’épisode.

La proposition de loi a, on le sait, été censurée par le Conseil Constitutionnel au regard notamment des dispositions de son article premier, qui postulait à l’égard des réseaux sociaux une obligation de résultat quant au retrait en 24h des contenus manifestement illicites et la sanctionnait pénalement. Le juge constitutionnel a considéré qu’une telle obligation conduirait, compte tenu de la masse des contenus incriminés et des risques liés à un manquement, à un phénomène de sur-retrait des contenus par les plateformes potentiellement attentatoire à la liberté d’expression. Pour autant, certains aspects du texte, censurés « par voie de conséquence » sans invalidation au fond, auraient eu toute leur pertinence.

Il en va ainsi, notamment, de deux dispositions majeures du texte :

1. Les obligations de moyens imposées aux plateformes. Les principaux réseaux sociaux doivent être régulés pour ce qu’ils sont : des agoras d’une taille inégalée et, surtout, de formidables accélérateurs de diffusion qui propagent et amplifient les contenus les plus viraux — malheureusement souvent les plus nocifs car les plus rémunérateurs. L’opacité du fonctionnement de leurs algorithmes et de leur modération est une aberration sociétale et démocratique. C’est pourquoi il est urgent que le législateur puisse assigner des obligations de moyens à ces plateformes qui leur imposent, sous la menace de sanctions extrêmement dissuasives et sous la supervision du régulateur, de mettre en place des dispositifs de modération à la hauteur de l’enjeu qu’elles représentent pour la société. Il serait par ailleurs indispensable que toute la transparence soit faite à l’égard de la puissance publique quant aux principes régissant dans le détail les choix faits par leurs algorithmes de modération, qu’il s’agisse d’ailleurs de haine en ligne ou de diffusion de fausses informations.

Cette obligation est au cœur de la position que nous portons avec Bruno Le Maire, ministre de l’Économie, des Finances et de la Relance, Roselyne Bachelot, ministre de la Culture et Clément Beaune, secrétaire d’État auprès du ministre de l’Europe et des Affaires étrangères, chargé des Affaires européennes, dans les discussions européennes du Digital Services Act, qui doivent aboutir à une proposition de la Commission européenne début décembre. La France est particulièrement impliquée dans le processus et défend un cadre de régulation inédit, qui dépasserait la logique actuelle de signalement et de retrait, pour jeter les bases d’une véritable supervision des réseaux sociaux en matière de modération : des moyens au bon niveau, des obligations de transparence, une appréhension spécifique des contenus viraux, mais aussi des obligations de coopération pour permettre aux autorités judiciaires de jouer leur rôle de poursuite et de sanction.

2. La lutte contre les sites miroirs. L’inadaptation de notre corpus législatif actuel conduit à l’aberration suivante : il faut des mois de procédure pour bloquer un site faisant l’apologie de contenus ouvertement djihadistes, antisémites ou xénophobes… qui réapparaîtra quelques minutes plus tard avec exactement le même contenu et même le même nom, mais une extension différente (de xxxxx.fr à xxxxx.abc par exemple). Il faut, à nouveau, des mois de procédure pour arriver au même jeu du chat et de la souris, avec un énorme avantage pour cette dernière. Avec Gérald Darmanin et Eric Dupond-Moretti, nous travaillons à réintroduire dans la loi sur le séparatisme une disposition qui permette au juge de bloquer non seulement un site donné mais également l’ensemble de ses réminiscences, quels que soient les noms ou extensions sous lesquels il réapparait.

Ces éléments n’épuisent bien évidemment pas le sujet. D’abord, parce que les équilibres entre régulation et liberté d’expression sont complexes, à tel point qu’aucune démocratie n’a, à ce jour, trouvé la parade. Ensuite parce que les débats sur la loi Avia avaient permis de mettre l’accent sur un autre impératif : l’adaptation de nos mécanismes judiciaires. Nos systèmes judiciaires sont aujourd’hui inadaptés à l’explosion de l’utilisation des outils numériques, avec ce qu’ils emportent de viralité et de massification des contenus (possiblement plusieurs centaines voire milliers de contenus illicites en quelques minutes). Le résultat est connu : le nombre de personnes effectivement sanctionnées par la justice pour des faits de haine en ligne (avec la valeur d’exemple collectif portée par la sanction) représente une part infinitésimale des contrevenants.

C’est aussi pour cette raison que la question de « l’anonymat » en ligne est un très mauvais combat. On peut avoir une appréciation personnelle sur le courage de celles et ceux qui n’osent pas assumer leurs propos. Il n’empêche que ces personnes sont, la plupart du temps, non pas anonymes mais simplement sous pseudonyme et que la police et la justice ont les moyens de les retrouver et de les sanctionner. Sans compter qu’une obligation d’identification serait non seulement aisément contournable mais aussi juridiquement très incertaine.

L’ensemble de ces éléments plaident enfin pour aller beaucoup plus loin dans nos transformations institutionnelles. La spécialisation d’un parquet sur la lutte contre la haine en ligne, prévue dans la loi du 24 juin 2020 visant à lutter contre les contenus haineux sur Internet, ou encore le renforcement de la plateforme Pharos et l’introduction de la plainte en ligne, annoncés par le Gouvernement et portés par Eric Dupont-Moretti, Garde des Sceaux et Gérald Darmanin, ministre de l’Intérieur, sont ainsi des progrès indispensables dans une meilleure efficacité de la chaîne police-justice. Nous devons mettre fin au sentiment d’impunité en ligne.

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Cédric O

Ancien Secrétaire d’État chargé du numérique / Former French Minister of State for Digital