Techniquement, c’était ma deuxième rencontre avec Mark Zuckerberg, puisque nous avions déjà eu l’occasion de nous croiser lors de sa participation au premier sommet Tech for good organisé par le Président de la République il y a un an. Mais le déjeuner de travail de vendredi dernier fut la première occasion d’un échange direct entre nous — en compagnie de quatre parlementaires impliqués en matière de régulation du numérique (Laetitia Avia, Éric Bothorel, Paula Forteza et Laure de la Raudière). Cette rencontre fut utile à bien des égards.
Elle intervient, d’abord, dans un contexte où la pression sur les géants technologiques américains est particulièrement forte, à la mesure des défis qu’ils posent à nos économies et à nos sociétés. Qu’il s’agisse de lutte contre la haine en ligne, de protection de la vie privée, de fiscalité, de transparence des algorithmes, de relations commerciales avec leur écosystème… la question de la régulation de ceux qu’il est d’usage d’appeler les « GAFA* » est l’un des grands chantiers de la puissance publique pour les années à venir.
L’échange, qui a précédé une rencontre bilatérale avec le Président de la République, s’inscrivait dans la stratégie globale initiée par la France pour la responsabilisation des grands acteurs du numérique, incarnée par le sommet Tech for good organisé ce mercredi 15 mai à l’Elysée. Cette démarche part d’un constat simple : ces « Big Tech » sont désormais des acteurs quasi-systémiques de nos sociétés et de nos économies. Chaque jour, des milliards de personnes (parmi lesquels des dizaines de millions de Français) se connectent à leur compte Facebook, écrivent un email via Gmail, utilisent leur iPhone ou font une commande sur Amazon. Quelle que soit l’appréciation qu’on puisse avoir de cette situation, le pragmatisme oblige à composer avec cette réalité, au moins à court terme. En l’occurrence, l’empreinte de ces acteurs sur nos vies, inconnue jusqu’alors, nécessite une attention particulière (et probablement une régulation spécifique). C’est la raison du dialogue constant qu’Emmanuel Macron a établi avec les grandes plateformes numérique (américaines d’abord, mais aussi chinoises, comme en témoigne sa rencontre, cette semaine, avec le PDG d’Alibaba Jack Ma). Si nous voulons faire bouger les choses, avancer sur la responsabilisation des géants du numérique est une priorité. Cette responsabilisation ne se substitue pas à la loi, elle vient utilement la compléter, parfois l’anticiper.
Ce dialogue n’a rien de complaisant. Chacun reste dans son rôle et la taxe sur les services numériques portée par Bruno Le Maire ou la mise en place d’une régulation sur les contenus haineux dont les sanctions pourront monter à 4% du chiffre d’affaire mondial sont là pour le rappeler : la France sait se montrer ferme quand il s’agit de défendre ses intérêts souverains et ceux de ses citoyens. A l’inverse, le « yakafokon » porté par certains en matière de régulation des géants du numérique n’a rien de performatif ni d’efficace. D’abord, parce que l’illégalité de nombreuses pratiques aujourd’hui dénoncées reste à démontrer ou, en tout cas, demandera du temps mais aussi une mise à jour complexe de nos cadres juridiques ainsi que des régulateurs dotés de moyens adaptés pour les mettre en œuvre. Ensuite, parce que l’échelon efficace, le cas échéant, est souvent le niveau européen et que nos partenaires ne partagent pas forcément notre approche ; enfin, parce que les citoyens européens ont une attitude ambivalente avec les entreprises concernées, entre dénonciation des pratiques et attrait pour leur exceptionnelle capacité d’innovation et la qualité de leurs services : ils continuent à gagner des milliers d’utilisateurs chaque jour et il paraît difficile à beaucoup d’imaginer un monde sans Gmail, Facebook ou l’Iphone.
Dans ce contexte, les échanges avec Mark Zuckerberg sont révélateurs d’une chose : Facebook est l’acteur qui a probablement le plus intégré la nécessité d’un nouveau cadre de régulation. Ce constat ne vaut évidemment pas blanc-seing : il reste de très nombreux problèmes à régler et nous aurons probablement des discussions musclées à l’avenir. Mais la tribune récente du fondateur de Facebook appelant à plus de régulation et l’accord donné à la mission d’audit menée par l’administration française ne peuvent être jugés comme quantité négligeable. Cette dernière a permis de poser les bases d’une proposition de régulation innovante et efficace pour lutter contre les discours de haine en ligne, qui devrait, s’agissant des propos manifestement haineux, inspirer le débat parlementaire qui s’ouvrira à l’occasion de l’examen prochain de la proposition de loi déposée par la députée Laetitia Avia (dont je salue ici le travail et l’implication sans faille) et le prochain projet de loi audiovisuel.
Un dernier mot sur le sujet du démantèlement des géants numériques, remis sur le devant de la scène par un récent article de Chris Hughes, cofondateur de Facebook, dans le New York Times. Cette question, particulièrement en vogue au sein des milieux académiques américains (voir The Curse of Bigness, de Tim Wu) mérite d’être posée. Elle appelle une réflexion sur son rapport coût / opportunité et, éventuellement, une mise à jour conséquente de nos règles anticoncentration (rappelons que ni la Federal Trade Commission aux Etats-Unis, ni la Commission européenne n’ont jugé que le rachat de Whatsapp par Facebook ne contrevenait aux règles existantes — le cas a donc bien fait l’objet d’une étude)**. Mais Nick Clegg touche un point important lorsqu’il souligne qu’un tel démantèlement ne permettrait pas de répondre aux questions — urgentes — qui se posent actuellement aux sociétés occidentales. Facebook coupé en 3 ou en 10, chaque nouvelle entité conserverait plusieurs centaines de millions d’utilisateurs, ce qui poserait, par exemple, toujours les mêmes questions de protection de la vie privée (voire de manière plus aigüe encore car il faudrait alors contrôler 10 sociétés différentes). C’est pourquoi je crois, comme Margrethe Vestager, que le plus urgent est de poser un cadre de régulation sur les acteurs systémiques. C’est ce que la France proposera très prochainement, pour ce qui concerne la lutte contre la haine en ligne, à travers la proposition de loi Avia et le projet de loi audiovisuel. C’est ce que la liste Renaissance portée par Nathalie Loiseau propose de pousser au niveau européen à travers la création d’un cadre de régulation spécifique aux géants du Web. Car le bon niveau, quel que soit le sujet abordé, est évidemment l’échelon européen.
Je ne suis ni de ceux qui se résolvent au laissez faire, ni de ceux qui croient au grand soir. Je crois en une troisième voie européenne efficace, autour de règles claires et de contrôles. En somme, une action de régulation permanente et effective plutôt qu’un discours de la menace épidermique et, pour tout dire, inopérant.
*Je ne suis pas un grand adepte de l’utilisation du terme GAFA (pour Google, Amazon, Facebook, Apple) car il mélange des acteurs aux business models très divers et qui posent, du point de vue de la puissance publique, des questions de régulation très différentes — la question de leur taille mise à part. Les enjeux de vie privée (Google, Facebook) n’ont, par exemple, rien à voir avec les questions posées par Apple ou Amazon en termes de relations commerciales avec leurs écosystèmes respectifs (qui n’ont, du reste, rien à voir entre elles).
** Cette question ne saurait être décorrélée d’une mise à jour de la politique commerciale européenne et occidentale, compte tenu des sommes gigantesques investies en recherche et développement par les géants chinois sur des sujets aussi stratégiques que l’intelligence artificielle ou le calcul quantique — seuls les GAFA ayant aujourd’hui la masse critique pour leur faire face.