Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft, … mais aussi Uber, Tesla, SpaceX, Airbnb, Netflix, Nvidia, Paypal, Zoom, etc. Citer les GAFAM (au sens large), c’est égrener dans le même temps des noms familiers de notre quotidien et les attributs d’une partie de la puissance américaine [1]. Les périodes de confinement liées à l’épidémie de Covd-19 furent, à cet égard, le révélateur de notre extrême dépendance à ces outils numériques opérés depuis Outre-Atlantique, devenus incontournables pour pouvoir continuer à travailler, à se divertir, à prendre des nouvelles de ses proches, à faire ses courses… jusqu’à piloter les politiques publiques de contrôle de l’épidémie : on se souvient de la conférence de presse d’Edouard Philippe, alors Premier ministre, s’appuyant sur les données de géolocalisation de Google pour commenter la stratégie de déconfinement.
La plupart du temps, il existait et il existe pourtant des solutions alternatives françaises ou européennes. Mais ce n’est pas leur faire insulte que de dire ici que leurs performances sont souvent en-deçà de celles de leurs concurrents américains. Et pour cause, fortes de leurs millions d’utilisateurs (parfois milliards), ceux-ci ont des revenus qui leur permettent de démultiplier leurs investissements, et donc la qualité de leurs services, dans des ordres de grandeur et avec une expérience utilisateur inaccessibles à leurs malheureux compétiteurs. Après plusieurs décennies de cette dynamique techno-économique, la domination américaine (et en partie chinoise, même si les récentes décisions de Pékin ont fait pâlir les étoiles d’Alibaba et autres Tencent) est écrasante : en 1996, aucune entreprise technologique n’était dans le top 6 des capitalisations boursières américaines ; en septembre 2022, sur les 10 plus grosses valeurs de marché mondiales, 6 étaient issues de la nouvelle économie [2] (et aucune n’était européenne).
Cette domination a des conséquences massives en termes technologiques, économiques et géopolitiques, qu’il convient de saisir dans leur entièreté afin de juger du retard de l’Europe, des risques qui pèsent sur notre continent, de son potentiel, aussi, et de l’impérative obligation qui lui est faite d’être à la hauteur de ce défi, faute de quoi sa souveraineté économique et politique sera immanquablement menacée.
La domination des big techs ne se limite pas, en effet, aux outils du quotidien, mais se traduit dans la masse et la diversité de leurs investissements. La puissance de ces entreprises en fait aujourd’hui des actifs stratégiques majeurs — ils sont, du reste, considérés comme tels par le gouvernement américain dans sa géopolitique de première puissance économique et militaire mondiale. Dans des domaines technologiques aussi stratégiques que la maitrise de l’intelligence artificielle, du cloud, de l’informatique quantique… Google, Apple, Facebook, Amazon ou Microsoft connaissent aujourd’hui peu d’équivalents, contribuant à l’excessive domination numérique américaine — dans une économie mondiale où le numérique innerve quasiment tout. A eux seuls, les 5 GAFAM investissent ainsi plus en R&D (recherche et développement) chaque année que la France toute entière (investissements publics et privés, tous secteurs confondus).
UNE DOMINATION QUASI-HEGEMONIQUE, AUX CONSEQUENCES MASSIVES
La genèse de cette puissance est, pour partie, inhérente au fonctionnement des marchés numériques. La domination occidentale d’Amazon dans les places de marché en ligne, de Google Maps dans la cartographie, d’Uber dans les applications de VTC, de Facebook dans les réseaux sociaux, Google dans les moteurs de recherche, … sans compter bien d’autres services, n’est pas que la conséquence de l’excellence de leurs produits. Elle est, aussi, le résultat mécanique du caractère souvent « biface » de ces marchés. Prenons l’exemple de la place de marché d’Amazon. Sa position dominante est difficilement contestable car les commerçants ont intérêt à être là où il y a le plus de consommateurs, qui eux-mêmes ont intérêt à se rassembler là où il y a le plus de diversité d’offre. Pour caricaturer, sauf exception ou niche, il y a donc peu d’intérêt à avoir deux places de marché — et il y a un avantage très significatif pour le leader. En d’autres termes, la force va à la force.
Cette mécanique endogène de concentration naturelle a été complétée et largement amplifiée par les pratiques de financement des investisseurs. Le journaliste Sebastian Mallaby, dans The Power Law, décrit justement à quel point l’émergence des puissances industrielles de la nouvelle économie est indissociable du développement du capital-risque. Or, la « Power Law », c’est celle qui sous-tend la philosophie d’investissement de ces nouveaux Rockefeller, dont l’incarnation la plus extrême est probablement le patron de Softbank Masayoshi Son : dans une économie où le leader capte l’essentiel de la valeur, l’objectif est intrinsèquement de faire émerger le plus vite possible l’entreprise dominante, dans chaque secteur, quel qu’il soit, afin de bénéficier des effets de réseau que cette position autorise. Pour cela, il convient d’investir massivement, et très vite, afin de priver d’air la concurrence le plus vite possible et/ou de la décourager. Cette approche est la raison des montants astronomiques investis dans des start-up parfois très jeunes.
« Competition is for losers », comme l’écrit Peter Thiel, autre figure emblématique de la Valley. En un peu plus de 20 ans, le phénomène de concentration monopolistique — ou à tout le moins oligopolistique — d’une part significative des marchés numériques a donné naissance à des empires économiques dont l’empreinte sur nos économies et nos démocraties a peu d’équivalent dans l’histoire. Cette tendance a, du reste, été facilitée par le caractère souvent facialement gratuit des services offerts par ces plateformes, qui lui a permis d’échapper à la régulation américaine, biaisées par le changement de politique de concurrence américaine intervenu au tournant des années 1950/60 [3]. L’adoption du Digital Markets Act par l’Union Européenne et le changement d’approche des autorités américaines pourraient significativement changer les choses à terme. Mais cela prendra nécessairement des années, comme le prouvent l’expérience des procédures Microsoft ou AT&T par le passé.
En attendant, cette domination des big techs a des conséquences massives — et pas seulement dans leur domaine d’exercice initial. Il est ainsi frappant de noter que sur les trois plus gros acteurs du marché du cloud computing — Amazon Web Services, Microsoft Azure, Google Cloud -, emblématique de la domination anglo-saxonne sur une technologie critique pour la plupart des entreprises du monde -, deux d’entre eux sont les « produits dérivés » d’Amazon, à l’origine un supermarché en ligne, et de Google, un moteur de recherche. La raison en est simple : ces acteurs sont devenus si grands et si puissants dans leurs secteurs respectifs qu’ils ont ressenti le besoin de maitriser de bout en bout cette technologie socle pour leurs services. Leur puissance d’investissement et d’innovation a rapidement fait de leurs technologies internes les meilleures du marché (meilleures même que les acteurs historiques du secteur), ce qu’ils ont décliné en offre commerciale.
Les big tech américaines comptent ainsi aujourd’hui parmi les entreprises les plus avancées dans les technologies numériques comme l’intelligence artificielle, l’informatique quantique ou les logiciels de voitures autonomes. Cela n’a rien d’anodin. La période de transition technologique que nous traversons s’apparente, à bien des égards, à certaines de ses devancières, au premier rang desquelles la révolution de la mécanisation de la fin du XIXe et du XXe siècle. A chaque fois, la maitrise des technologies disruptives et des gains de productivité associés a déterminé les gagnants et les perdants, qu’il s’agisse d’entreprises ou de nations. Qu’on pense, par exemple, au destin de la Chine, dont l’incapacité à prendre ce tournant a signé un long déclin (mais qui, au contraire, revient dans le jeu technologique à l’occasion de la révolution numérique). Dans notre cas, les gains de productivité associés à des technologies comme le cloud computing ou surtout l’Intelligence artificielle sont encore largement à advenir. Ne pas les maitriser, c’est donc s’exposer à sortir de l’histoire.
Cette maîtrise technologique de la Silicon Valley ne se limite par ailleurs pas au seul secteur du numérique, puisque ses « disciples » ont essaimé jusqu’à venir dominer des secteurs aussi éloignés, intensifs en capitaux et en technologies industrielles comme le spatial (SpaceX, Blue Origin) ou l’automobile (Tesla). Car c’est une autre spécificité des fondateurs de ces entreprises que de chercher à révolutionner (souvent en investissant à coups de milliards, régulièrement avec succès) des secteurs très éloignés du numérique (voire aussi l’action de Bill Gates, fondateur de Microsoft, dans le nucléaire). Une entreprise de services financiers comme Paypal, par exemple, est connue pour avoir été via ses membres à l’origine d’entreprises aussi diverses que Tesla, LinkedIn, Palantir Technologies, SpaceX, YouTube, Yelp ou encore Yammer.
Cette dimension d’essaimage de la puissance technologique et économique des big tech n’est pas la moins puissante de leurs conséquences — ni l’argument qui plaide le moins pour la nécessité pour l’Europe de faire émerger ses propres acteurs numériques dominants. C’est d’ailleurs souvent une aporie des politiques d’innovation européennes que d’ignorer ce phénomène de capillarité. Dans une dynamique où la puissance appelle la maitrise, c’est peut-être une application de livraison de repas — si tant est qu’elle s’impose comme hégémonique au niveau mondial, que viendra une part du salut technologique européen. Parce que, par exemple, elle aura besoin de maitriser au mieux l’intelligence artificielle pour optimiser les trajets de ses livreurs ou de ses modules autonomes de livraison, et parce que sa position lui offrira des capacités d’investissements considérables.
Ce qui se joue donc, à travers la volonté de faire émerger des « GAFAM européens », c’est bien une partie de l’avenir économique et géostratégique de notre continent. Economique, car ne pas prendre le tournant du numérique, c’est abandonner les emplois et la valeur qui vont avec à d’autres — et conséquemment condamner à terme le modèle social qui nous est si cher. Rien ne garantit à l’Europe de conserver son statut si elle ne le défend pas âprement. Géostratégique, car il faut lire les déclarations des responsables américains (Eric Schmidt, ancien PDG de Google « : l’intelligence artificielle, une technologie qui devrait transformer dans le futur tous les lieux de travail et les champs de bataille”) ou chinois (Xi Jin-Ping : “l’innovation technologique est devenue le principal champ de bataille du jeu global, et la concurrence pour la domination technologique va atteindre des niveaux de férocité sans précédent »)[4] pour comprendre à quel point les enjeux ne sont pas qu’économiques : dans le retour du conflictuel qui marque la tectonique des plaques des grandes puissances, la Tech est au cœur d’une nouvelle « course aux armements ». Quelle que soit l’issue de la malédiction de Thucydide dans laquelle semblent lancés les Etats-Unis et la Chine[5], s’il veut préserver son modèle et ses intérêts dans un monde dangereux, notre continent n’a d’autre choix que d’être au rendez-vous de cet impératif d’innovation et de l’économie — et donc des acteurs — qui le sous-tendent.
LES RAISONS D’UN RETARD
Pourquoi l’Europe ne compte-t-elle pas, ou si peu, d’entreprises technologiques dominantes dans le numérique[7] ? Une première raison pourrait être le retard du démarrage européen en la matière. Il convient, en effet, de rappeler que la domination américaine dans les nouvelles technologiques vient de loin. Dans son ouvrage The Code : Silicon Valley and the remaking of America, Margaret O’Mara décrit bien le “moment Sputnik” vécu par les Etats-Unis en 1957, lors du lancement par les Soviétiques du satellite éponyme, symbole d’un risque de déclassement technologique des Américains. C’est cette crainte, assimilée à une menace existentielle, qui a été à l’origine de la Silicon Valley, ainsi nommée compte tenu de l’importance de la maitrise des puces, autour de l’université de Stanford — et a conduit l’émergence de ce qui est aujourd’hui l’épicentre technologique du monde entier.
Ce retard de démarrage n’est pourtant pas rédhibitoire : la Chine a montré à quel point il était possible de faire émerger des puissances numériques en un temps très limité. Il faut donc chercher ailleurs. Pour l’auteur de ces lignes, on peut principalement imputer à trois grands ordres de causes les difficultés européennes dans la nouvelle économie.
La première est quantitative : comme évoqué en introduction, l’Europe investit significativement moins dans l’innovation que les Etats-Unis — et ce depuis longtemps. L’Union européenne n’investissait ainsi en 2020 qu’un peu plus de 2,7% de son PIB en recherche et développement. Pour rejoindre les 3,5% des Etats-Unis (sans évoquer les 4,8% d’un pays comme la Corée du Sud), il faudra investir, chaque année, près de 500 milliards d’euros supplémentaires — soit autant en moins dans d’autres politiques publiques. Si l’on se concentre sur le seul secteur de la Tech, le montant des investissements de l’Union européenne était de 40 milliards en 2020, contre près de 200 pour les Etats-Unis et 64 pour la Chine. Notre retard n’est donc pour partie que la conséquence logique de nos choix collectifs.
La deuxième est qualitative : elle relève des dynamiques de fonctionnement des économies européennes depuis l’après-guerre. De la reconstruction à aujourd’hui, et malgré des corrections tardives, les économies européennes — au premier rang desquelles l’économie française — ont été façonnées par les cycles longs des 30 glorieuses. Or, si la linéarité des carrières, le haut niveau de protection des emplois[7] ou la faible réactivité aux cycles de l’ensemble du système étaient adaptées à la période de rattrapage et de forte croissance de l’époque, ils le sont significativement moins dans le cadre d’une économie de l’innovation par essence fondée sur la destruction créatrice chère à Schumpeter et l’enchainement le plus rapide possible des cycles essai / erreur / apprentissage. Bien au-delà des lois régissant le marché du travail, du rôle de la formation professionnelle ou des modalités de financement des entreprises, c’est l’ensemble du système économique européen qui s’est fondamentalement articulé autour de la permanence de ses ETI (en Allemagne ou en Italie) ou de ses grandes entreprises (en France) traditionnelles. Un indicateur des plus marquants, à cet égard, est celui de l’âge moyen des entreprises du CAC40, supérieur à 100 ans, quand leurs homologues nord-américaines sont 2 à 3 fois plus jeunes. Ce chiffre dit beaucoup du génie des entrepreneurs français du début du XXe siècle, mais aussi de l’incapacité de notre pays à faire émerger depuis des successeurs à la hauteur. Or, c’est un fait acquis dans les cycles économiques que l’innovation ne vient principalement pas des acteurs installés, mais de ceux qui ont besoin de faire mieux, plus vite, moins cher ou les trois à la fois pour briser l’ordre établi. A cet égard, l’un des signes les plus encourageants des transformations françaises récentes est l’émergence de la figure de l’entrepreneur, largement portée par la fameuse French Tech, quand celles de l’ingénieur et du manager ont dominé les décennies précédentes.
La troisième cause principale du retard européen réside dans la faiblesse longtemps rédhibitoire de l’investissement privé en capitaux et, singulièrement, du segment du capital risque. On a évoqué, plus haut, le rôle capital joué par l’invention et le développement du capital-risque dans la construction de la puissance technologique américaine. Il n’est pas absurde, par exemple, d’estimer qu’un fonds d’investissement comme Sequoia aura in fine joué un rôle plus significatif dans la domination numérique des Etats-Unis que chacun des GAFAM. Pour prospérer, l’innovation a besoin de capital et de capital prêt à prendre des risques — parfois massivement. Or, l’Europe pâtit historiquement et pour de nombreuses raisons d’une faiblesse de ses investissements en capital[6]. Notre continent forme des talents uniques au monde et bénéficie du plus grand marché de consommation occidental[9], mais il a longtemps manqué et il manque encore de l’irrigation nécessaire à la création et à la croissance de ses jeunes pousses. A titre illustratif, les entreprises innovantes européennes n’ont levé en 2020 qu’un tiers des sommes investies dans leurs concurrentes américaines[10] — et ce malgré une accélération notable à la fin des années 2010 (x3 entre 2015 et 2020). A elle seule, cette différence (cumulée sur plusieurs décennies) explique l’avance prise par l’innovation américaine. C’est aussi pour cette raison qu’une délocalisation aux Etats-Unis a longtemps été un impératif parfois incontournable pour les plus ambitieux de nos entrepreneurs et de nos chercheurs : ils trouvaient outre-Atlantique les capitaux qui leur permettaient de développer leurs idées, leurs entreprises ou leurs recherches. Les exemples sont légions d’aventures industrielles où l’Europe, à travers l’éducation, l’enseignement supérieur et le parcours des fondateurs, finançait l’initiation d’entreprises innovantes, quand les Etats-Unis en finançaient le développement (ou le rachat) et récoltaient les fruits et la puissance industrielle associés.
L’EUROPE PEUT REVENIR DANS LE JEU
Doit-on, à l’aune de ces constats, considérer la bataille définitivement perdue pour l’Europe ? Loin s’en faut, pour peu que notre continent en ait l’ambition et qu’il soit cohérent dans la déclinaison de cette ambition.
D’abord, parce que la rapidité d’enchainement des ruptures technologiques fait que les vainqueurs d’aujourd’hui ne sont pas forcément ceux de demain. Encore faut-il, justement, mener les combats de demain. Les performances récentes de Chat GPT sont, à ce titre, un excellent exemple. Quand la recherche d’un fameux « Google français » est depuis plusieurs années l’un des marronniers du débat politico-médiatique hexagonal, l’émergence de ce moteur conversationnel fondé sur l’intelligence artificielle, capable de répondre à un nombre impressionnant de questions de manière rédigée et articulée, montre que la réponse à l’hégémonie du moteur de recherche n’est certainement pas tant dans l’imitation que dans la disruption[11]. Dans cette logique, les perspectives ouvertes par l’informatique quantique (secteur dans lequel l’Europe est bien positionnée), les technologies blockchain et crypto, les biotechnologies, etc. sont autant de champs dans lesquels l’Europe peut jouer les premiers rôles.
A cet égard, la prise de conscience du retard européen et les mesures conséquentes prises par les gouvernements du vieux continent — notamment afin de favoriser les investissements en capitaux -, ont permis de commencer à significativement corriger le tir depuis quelques années. La France est, à cet égard, reconnue comme l’exemple de mutation le plus avancé. L’action de Bpifrance, le modification de la taxation du capital, la réforme du marché du travail et, plus globalement, une politique économique beaucoup plus favorable à l’innovation ont permis au financement de l’innovation de passer de 2,5 milliards d’euros en 2017 à plus de 14 milliards d’euros en 2022. Le nombre des licornes, ces entreprises valorisées plus d’un milliard d’euros, a bondi de 3 en 2017 à une petite trentaine en ce début de deuxième quinquennat. Cette dynamique a concerné toute l’Europe, qui a significativement réduit l’ampleur relative de son différentiel d’investissement en capital-risque avec les Etats-Unis de l’ordre de 1 pour… 15 au mitan des années 2010 à 1 pour 2 ou 3 actuellement. Symboliquement, notre continent aura même, pour la première fois, vu émerger plus de licornes que la Chine en 2021. S’ils sont loin de combler le retard européen par rapport aux Etats-Unis (il s’agit d’avoir conscience que le différentiel se réduit en relatif mais continue à progresser en valeur absolue), s’il s’agit également de considérer le stock au-delà du flux et s’il faudra impérativement aller plus loin, ces chiffres montrent que les bonnes réformes et la volonté politique peuvent permettre d’inverser pour partie la tendance.
Surtout, cet afflux nouveau de capitaux a permis de fixer en Europe nombre de talents européens qui seraient, sinon, probablement partis développer leur potentiel Outre-Atlantique. Cette ressource en talents est, du reste, le principal atout de notre continent dans la compétition internationale. Dans la course à l’innovation, le capital humain s’impose en effet comme le déterminant premier du succès. A ce jeu, l’Europe a un potentiel certain, dont elle a longtemps peiné à tirer les bénéfices : il n’est que de voir le nombre d’Européens (particulièrement de Français) qui occupent des postes-clefs dans les big tech américaines. Pour autant, dans la grande transition actuelle, qui voit le vieux continent s’affirmer comme une terre beaucoup plus favorable à l’émergence et au développement des nouvelles initiatives, mais aussi l’attractivité américaine décroitre fortement de par la conjonction d’éléments aussi divers que le retard en matière de transition énergétique, le coût de la vie dans la Silicon Valley, la multiplication des tueries de masse, l’élection de Donald Trump ou les récentes décisions de la Cour Suprême, les dynamiques en matière d’attractivité pour les talents du monde entier sont en pleine mutation. L’enjeu est simple : si l’Europe réussit à garder ses talents, à en former davantage et à attirer ceux du monde entier, elle reviendra dans la course.
Si les défis et les efforts nécessaires sont encore nombreux, la capacité de l’Europe à faire émerger ses propres GAFAM et à tenir sa place dans la compétition mondiale pour l’innovation est donc réelle. Elle a largement besoin de cette innovation, du reste, pour réussir sa transition environnementale. Mais celle-ci n’arrivera pas par miracle et nécessitera des choix collectifs forts en matière de priorités — qui plus est dans un contexte prévisible de resserrement budgétaire. Innover a un coût, qui n’est pas anodin. Mais c’est, sur le long terme, celui de notre indépendance.
Texte paru en avril 2023 dans le numéro 185 de la revue Pouvoirs
Graphique : https://www.institutmontaigne.org/series/quand-leurope-se-reveillera-0
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[1] Celle-ci ne se limitant pas, loin s’en faut, au 5 entreprises de l’acronyme, on préfèrera ici au terme de « GAFAM » celui de « big tech », plus illustratif de la nature et de la diversité des acteurs qui font la domination américaine
[2] Apple, Microsoft, Alphabet (Google), Amazon, Tesla, Meta ; les 4 autres sont Saudi Aramco, Berkshire Hataway, United Health, Johnson&Johnson
[3] Lire, sur ce sujet, l’excellent « The Curse of Bigness » de Tim Wu
[4] Sans oublier Vladimir Poutine : « Quiconque devient le leader dans la sphère [de l’intelligence artificielle] deviendra le maître du monde »
[5] Voir Graham T Allison, Vers la guerre : les Etats-Unis et la Chine dans le piège de Thucydide ?
[6] On peut notamment citer une (très) petite dizaine d’entreprises européennes qui comptent réellement dans le numérique international, parmi lesquelles Adyen, ASML, Dassault Systèmes ou encore Spotify. Des entreprises comme Stripe ou UiPath, d’ADN européen, ont leur siège aux Etats-Unis.
[7] A ne pas confondre avec la protection des personnes
[8] On évoque même, s’agissant de la France, d’un « capitalisme sans capital ».
[9] Toutefois insuffisamment intégré, ce qui est un autre désavantage des entreprises européennes vis-à-vis de leurs homologues américaines
[10] 41Md$ pour l’Europe (y compris RU), 145Md$ aux Etats-Unis et 57Md$ en Chine.
[11] Un autre exemple de la logique d’essaimage des géants de la Tech : OpenAI, l’entreprise à l’origine de Chat GPT, est une autre création d’Elon Musk (avec Sam Altman), le « père » de Tesla et Space X