La France face à la révolution des NBIC : Quelle place dans le match États-unis/Chine ?

Cédric O
10 min readMar 26, 2021
Intervention à l’Assemblée nationale sur la nécessité pour la France de rester une nation innovante, maître de son destin et garante de sa souveraineté technologique — vendredi 26 mars 2021.

Monsieur le président,

Mesdames et Messieurs les députés,

Je voudrais commencer, si vous me le permettez, monsieur le président, par remercier le député Jean-Paul LECOQ pour sa présence aujourd’hui aux bancs. Comme nous aurons l’occasion de le voir, je ne serai pas en accord parfait avec le député LECOQ, mais je trouve qu’il y a une forme à la fois de respect des formes démocratiques et en même temps, de respect du débat public qui s’exprime à travers la présence du groupe communiste aux bancs aujourd’hui. J’ai eu l’occasion, hier, lors de l’allocution du Président à 22h30, de regarder un peu les réactions des uns et des autres. Et je voyais le président MÉLENCHON commenter la stratégie vaccinale, la question industrielle de production des vaccins. Et c’est sûr que lorsqu’il s’agit de commenter le retard français en termes de production de vaccins, il y a du monde. Il y a du monde sur les bancs des différentes oppositions et d’une certaine manière, c’est bien normal. Lorsqu’il s’agit de venir participer à un débat sur les causes profondes qui font qu’aujourd’hui, la France est en retard sur la question des biotechnologies et sur la question de la production des vaccins, je ne vois pas le président MÉLENCHON. Je ne vois quasiment aucune des oppositions, personne sur les bancs de LFI, personne sur les bancs du Parti socialiste, personne sur les bancs des Républicains. Seul le Parti communiste est là, évidemment, avec la majorité que je remercie de porter le débat sur un sujet absolument essentiel. Je pense qu’il y a, je le dis, dans le passé du Parti communiste, une relation à la technique qui dépasse d’ailleurs le seul cadre technique qui explique ceci. Mais je pense qu’il faut qu’il y ait une forme de conséquence dans l’action des responsables politiques. C’est trop facile de venir commenter sur les plateaux lorsqu’il s’agit de s’intéresser à la question des vaccins et au retard français pour, lorsqu’on travaille sérieusement sur le sujet et qu’on débat des sujets qui sont absolument essentiels sur la question du progrès technique, sur la question de l’investissement dans la recherche, sur le retard européen en la matière, de faire place vide et d’avoir autre chose à faire. Je pense qu’il y a une forme de conséquence et que les uns et les autres gagneraient à avoir une forme de décence dans l’action politique.

Discours à la tribune de l’Assemblée nationale autour du débat sur “La France face à la révolution des NBIC : quelle place dans le match États-Unis / Chine ?” — vendredi 26 mars 2021.

Pour en revenir au fond du sujet, je pense effectivement que le débat qui nous agite aujourd’hui est absolument essentiel, complexe compte tenu de l’ensemble déterminant de la situation de tension sur un certain nombre de sujets, de tensions sociales, de tensions géopolitiques, mais qu’il est absolument déterminant. D’ailleurs, je veux remercier le groupe Agir pour avoir suscité ce débat qui me semble absolument déterminant pour l’avenir de notre pays, mais également de l’Europe. Je vais me permettre, si vous le permettez, d’élargir un petit peu le débat à la question de la recherche et de la compétition technologique que se livrent actuellement un certain nombre des grands ensembles mondiaux, qu’il s’agisse des Etats-Unis, de la Chine, de l’Europe, mais également des autres pays. Et c’est là que je diffère un peu du député LECOQ. Je pense que, qu’on l’aime ou qu’on ne l’aime pas, il y a une très forte concurrence technologique. Vous êtes d’ailleurs élu du Havre, en tout cas, de la circonscription du Havre et vous en êtes vous-même témoin plus que d’autres. Compte tenu de l’importance des échanges internationaux, de l’importance de la compétition internationale dans la question des échanges maritimes, de la compétition internationale, également de la compétition intra européenne puisque les premiers concurrents du Havre, c’est évidemment les ports du nord de l’Europe. Mais vous êtes également témoin, dans ce monde d’échanges internationaux, de l’importance de la question technologique et du progrès technologique, qui doit évidemment toujours se concevoir dans une acception où on respecte l’humain, où on respecte la transition. Mais il y a une concurrence technologique entre les ports d’Anvers, de Rotterdam et le port du Havre et le risque que courrait le port du Havre à ne pas innover, à ne pas être à la pointe de la technologie, c’est bien, malheureusement, de se retrouver déclassé dans la compétition internationale. J’étais, il y a quelques jours, comme vous le savez, dans la belle ville du Havre, pour parler de 5G, justement parce que nous estimons que c’est un élément absolument indispensable de la compétitivité des ports. Alors, nous avons quelques débats sur le sujet. Mais je pense que la responsabilité des décideurs politiques, ce n’est pas de voir le monde tel qu’ils aimeraient le voir. Nous aimerions bien évidemment qu’il y ait une forme de coopération internationale globale et que chacun puisse se concentrer sur une part de la recherche pour maximiser le profit global… le profit humain, évidemment global. Et d’ailleurs, il serait, en matière de théorie économique, assez intéressant de savoir si ce modèle-là serait plus efficace qu’un modèle de concurrence. Peu importe, ce n’est pas le monde tel qu’il existe.

Nous sommes en concurrence avec les Etats-Unis et la Chine et les choix que nous faisons aujourd’hui, les choix que nous avons faits hier, conditionnent nos emplois, notre souveraineté, nos modèles sociaux de demain. Et si l’on regarde le monde tel qu’il est et tel qu’il va, oui, il y a une compétition technologique. Il y a une compétition dans la recherche, comme il n’y en a pas eu depuis plusieurs décennies. Nous assistons actuellement à une forme de course aux armements symbolisée par les investissements énormes de la Chine et des Etats-Unis dans un certain nombre de technologies critiques, l’intelligence artificielle, le quantique, le cloud, les biotechnologies, les NBIC, de manière plus globale, comme cela a été indiqué par Thomas GASSILLOUD, on voit une convergence de ces technologies entre la biotechnologie et la nanotechnologie, la microélectronique et une compétition pour acquérir à terme une forme de suprématie technologique, une forme de suprématie économique dont le prolongement est toujours la question de la souveraineté nationale et de l’indépendance de l’Europe. Et dans ce cadre-là, le risque que court l’Europe, le risque que court la France en particulier, c’est un risque de déclassement significatif.

Quelques chiffres pour l’illustrer. Je me rappelle lorsque nous sommes arrivés au pouvoir, lorsque ce Gouvernement a été élu, en tout cas le président de la République a été élu en 2017, la différence d’investissement entre les Etats-Unis d’un côté et l’Europe de l’autre en matière d’intelligence artificielle était de l’ordre de 1 à 10. C’était la même différence d’investissement entre l’Europe et la Chine, pour des raisons différentes d’ailleurs. Les Etats-Unis, c’est un marché capitaliste fondé sur l’initiative privée et l’investissement était essentiellement d’origine privée. Mais Amazon, rendez-vous compte par exemple qu’Amazon à lui tout seul, investit chaque année 22 milliards de dollars. La recherche française française dans son ensemble, c’est 60 milliards de dollars investis chaque année. Donc une seule entreprise américaine fait déjà à elle seule un tiers de ce que fait la recherche française. La Chine, c’est un autre modèle, c’est un modèle largement tiré par les investissements par les investissements étatiques, mais en tout cas, le risque que nous courons est un risque de déclassement et ce risque de déclassement, il est le résultat de choix ou de non-choix qui sont des choix ou des non-choix politiques. Enfin, le pourcentage du PIB français investi aujourd’hui dans la recherche et développement en France, c’est 2,83 %, ou 2,84 de mémoire. Les Allemands sont déjà à 3. Ils ont l’ambition d’aller à 3,5. Si nous restons collés à 2,83% et que les Allemands passent à 3,5%, c’est 60 milliards de dollars chaque année que les Allemands investiront de plus que la France dans leur industrie, dans leur recherche et dans leur avenir. C’est pour ça que je dis que le pourcentage investi dans la recherche, que le retard européen en la matière — qui n’est pas général, il y a des endroits où nous tenons encore tête et nous sommes encore dans la course, mais en termes de masse globale nous sommes en retard — n’est que le résultat de choix politiques des majorités précédentes qui ont été des choix qu’ils doivent assumer.

C’est pour ça que ce Gouvernement, dès le début, a choisi de faire de la question technologique, en étant parfois, il faut le dire, un peu raillé, sur la question du numérique par exemple, un axe extrêmement fort de sa politique. Ce sont les différents plans sectoriels, le plan dans l’intelligence artificielle, le plan dans le quantique, le plan dans la cybersécurité, le plan dans les biotechnologies. Et c’est plus globalement la loi de programmation pour la recherche, qui représente une ambition que certains estiment peut-être insuffisante, encore faut-il qu’ils en aient tiré les conséquences quand ils étaient au pouvoir, de plus de 25 milliards d’euros en 10 ans. C’est un investissement historique dans la recherche française qui est absolument indispensable et sans lequel nous ne bâtirons pas et nous décidons inconsciemment d’abandonner notre économie, d’abandonner nos emplois et d’abandonner notre souveraineté et notre modèle social. Le modèle social français ne vient pas que de certains choix économiques mais de l’inventivité, de la créativité et de l’audace d’un certain nombre d’entrepreneurs, de chercheurs, d’entrepreneuses et de chercheuses françaises et européens à la fin du 19ème qui, dans le rail, dans la chimie, dans l’aéronautique, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, ont choisi d’investir, de se lancer. On pourrait revenir d’ailleurs sur le nucléaire, Monsieur LE COQ. Je ne suis pas certain que si on avait fait un référendum sur le nucléaire au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, il y aurait eu un enthousiasme exceptionnel de la population française à l’idée d’investir dans l’atome autant d’argent. Et je ne suis pas certain que sans le nucléaire, la France serait ce qu’elle est aujourd’hui. Mais c’est un autre débat.

En tout cas, si l’on regarde les choses en face, nous avons besoin de réinvestir dans la recherche et dans le développement, nous avons besoin de réinvestir dans l’innovation et nous avons besoin que le privé réinvestisse dans la recherche et le développement et l’innovation. Parce que si l’on regarde la différence et le retard que nous avons avec les autres pays qui représentent des puissances d’innovation, ce n’est pas sur la dépense publique qui est probablement d’ailleurs de mémoire plus élevée en France qu’ailleurs, c’est sur la dépense privée. Alors pour ne pas être trop long, il y a évidemment, et cela a été évoqué par Monsieur LE COQ, par la députée Mireille CLAPOT, une question d’acceptabilité du progrès technologique qui s’est fait jour dans les sociétés occidentales. Elle est évidemment décisive. Elle est évidemment indispensable et nous ne saurions continuer à pousser le bouchon sans prendre le temps de voir ce débat sur la question de l’acceptabilité. Je ne pense pas, je le dis tout de suite Monsieur LE COQ, que l’on règle ses problèmes à coups de référendums. J’ai dit mon avis sur ce qui se serait passé si nous l’avions fait sur la question du nucléaire. Je pense que cela nécessite des débats précis, des débats longs, des débats contradictoires sur des questions qui sont de véritables choix. En la matière, la prochaine élection présidentielle sera l’occasion pour chacun, et probablement le meilleur cénacle démocratique, pour faire le choix de sa relation au progrès technologique et au progrès tout court. Et chacun aura l’occasion de se positionner sur des sujets aussi essentiels que l’intelligence artificielle, la 5G dans la bande 26 GHz ou encore les biotechnologies ou les nanotechnologies. Et chacun, les Français auront l’occasion de choisir. Je ne doute pas que cette question du progrès sera un élément absolument central du débat de la prochaine élection présidentielle.

Il me semble indispensable que la France retrouve ce discours de progrès et je suis d’accord là avec la plupart des intervenants sur le fait qu’il y a une voie européenne et française qui est à la fois une ambition d’innovation extrêmement forte, une ambition pour la recherche extrêmement forte et une prise en compte de l’humain qui doit nous permettre de trouver une voie française dans la question de l’innovation. Encore faut-il pour cela que nous soyons capables d’avoir un débat apaisé et que nous ne dévoyons pas certains principes tels que le principe de précaution. Je regardais il y a quelques semaines un interview du professeur Étienne KLEIN qui revenait sur cette question du principe de précaution. Le principe de précaution est essentiellement un principe de recherche, ce n’est pas un principe de blocage. Faire de ce principe de précaution, le dévoyer en en faisant un principe de blocage, de refus du progrès, de peur en quelque sorte, c’est le dévoyer complètement par rapport à sa philosophie initiale. Et si nous ne sommes pas capables de passer par-dessus cette prévention, de faire en sorte de voir lucidement ce que nous avons à gagner et ce que nous avons à perdre, alors la fin de l’histoire c’est ce qui est en train de se passer avec les vaccins. Les difficultés de la biotechnologie française, les difficultés de la recherche biotechnologique française sont la conséquence en partie d’un dévoiement du principe de précaution. Nous avons surpondéré les risques dans les processus d’innovation technologique et d’innovation en biotechnologie. Tous les chercheurs en biotechnologie vous le diront. Pourquoi Emmanuelle CHARPENTIER est partie en Allemagne ? Pourquoi le dernier prix Nobel français en génétique est parti en Allemagne ? Je pense qu’il faut se poser les questions qui aboutissent aujourd’hui à une forme de déclassement technologique dans certains secteurs. Si nous ne prenons la question de l’innovation en santé que par la question du risque, alors à la fin ce sont les autres qui produiront les vaccins. La recherche technologique, c’est un équilibre lucide entre la question du risque et la question du gain à la fin. Et je pense, d’ailleurs je fais référence au discours hier du Président, je pense que c’est-ce qu’il a voulu dire lorsqu’il a dit, il est revenu sur cette question du risque. Il y a un rapport au risque, un rapport à l’échec aussi que nous devons retrouver. Nous avons construit notre prospérité technologique, notre prospérité sociale sur des gens qui prenaient des risques. Il fallait oser monter dans un avion quand vous veniez de l’inventer. C’est la même manière, c’est la même chose sur la question des vaccins. Si nous refusons le risque, alors nous devons en assumer les conséquences.

Je veux encore une fois rappeler l’importance de ce débat, remercier la majorité et le groupe communiste pour leur présence ce matin au banc. Je ne doute pas que nous aurons l’occasion de poursuivre ces débats, notamment dans les questions, mais pas que.

Je vous remercie.

--

--

Cédric O

Ancien Secrétaire d’État chargé du numérique / Former French Minister of State for Digital