Jurisprudence du Conseil d’Etat sur les aller-retour entre public et privé : pas une surprise mais un drame collectif

Cédric O
5 min readJun 27, 2023

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Il y a quelques mois, le groupe ATOS m’avait proposé de rejoindre son Conseil d’Administration en qualité de membre indépendant. Cette perspective m’avait enthousiasmé. Il ne s’agissait pas d’un poste exécutif, bien sûr, mais participer de la gouvernance d’une telle entreprise (qui plus est dans une période de grands risques pour ATOS) me semblait en pleine cohérence avec les raisons pour lesquelles j’ai été heureux de servir la France et sa souveraineté en tant que Secrétaire d’Etat en charge du numérique. Ayant eu l’occasion, dans mon parcours, de travailler à la fois pour l’Etat et en entreprises (particulièrement chez Safran entre 2014 et 2017), j’ai toujours eu la conviction que le service de l’intérêt du pays n’est pas cantonné au seul secteur public. En apportant mon expertise à ATOS, j’avais ainsi l’opportunité d’aider la seule entreprise européenne capable, entre autres, de concurrencer les Américains et les Chinois dans le domaine des supercalculateurs, secteur éminemment stratégique s’il en est.

Le 2 novembre dernier, la Haute autorité pour la transparence de la vie publique s’est opposée à cette éventualité, décision qu’elle a confirmée le 24 novembre et qui a été validée la semaine dernière par le Conseil d’Etat, auprès duquel j’avais fait appel.

Cette décision no 472366 du Conseil d’Etat n’est pas une surprise, au regard de la rédaction de l’article L432–13 du code pénal régissant les « conflits d’intérêts » et du contexte politico-médiatique qui préside depuis plusieurs années aux lois sur le sujet. Ce n’est pas une surprise, mais c’est un drame collectif. Sa jurisprudence et la clarification qu’elle induit quant à l’application pratique des textes en question sont lourdes de conséquence pour l’intérêt général : les aller-retours entre société civile et secteur privé seront désormais quasiment impossibles.

L’un des points en débat a en effet une portée pratique particulièrement délétère.

J’avais moi-même déclaré, dans ma saisine de la Haute autorité, que l’entreprise ATOS avait reçu des subventions de la part de l’Etat dans la période où j’avais été ministre. Cela ne me semblait pas poser problème : ces subventions s’inscrivaient dans le cadre de plans sectoriels (quantique, 5G, cloud computing) dans la conception desquels mon cabinet n’était pas intervenu et qui avaient fait l’objet d’une décision formelle du cabinet du premier ministre. Le rôle de mon cabinet avait donc été de porter les plans proposés par l’administration dans les processus internes du gouvernement et de travailler à leur mise en valeur médiatique, sans qu’il n’y ait en aucune manière d’intervention de mes équipes ou de moi-même pour favoriser Atos. Quantitativement, les subventions accordées à l’entreprise étaient d’ailleurs largement inférieures à son importance relative dans chacun des trois secteurs. En matière de favoritisme, on a fait mieux… Dans ces conditions, il me paraissait invraisemblable de considérer qu’une situation de conflit d’intérêt potentiel puisse exister.

L’interprétation de la HATVP était quant à elle binaire : du stagiaire de l’administration au (premier ?) ministre, toute personne ayant pris part au processus d’attribution d’une subvention était désormais radioactive, sans préjudice de son poids dans la décision, de la légitimité intrinsèque de celle-ci ou du montant alloué. C’est cette version qui a prévalu devant le Conseil d’Etat et qui équivaut à une interdiction sectorielle de reconversion. Au vu de l’importance du rôle de l’Etat dans l’économie française, un ministre a en effet toutes les chances d’être « conflicté » avec la plupart des entreprises de son périmètre ministériel (a fortiori dans un contexte de crise comme la pandémie de Covid ou de relance générale de l’économie).

La décision du Conseil d’Etat clarifie les choses de manière très nette : l’interprétation extensive de la HATVP est la bonne. Les conséquences sont elles-mêmes assez radicales… et catastrophiques pour le service de l’Etat :

1. Les entreprises qu’il est juridiquement le plus facile de rejoindre pour un (ancien) membre du gouvernement français sont les entreprises étrangères, qui sont les seules n’ayant (quasiment) jamais reçu de subvention de l’Etat français. Dit autrement, en tant qu’ancien secrétaire d’Etat français en charge du numérique, il m’est interdit de rejoindre ATOS mais cela ne poserait probablement pas de problème que j’offre mes services à ses concurrents IBM, HPE ou Lenovo (qui sont de magnifiques entreprises mais dont l’intérêt est moins aligné avec l’intérêt national français).

2. Un homme politique professionnel, un retraité ou quelqu’un n’ayant jamais exercé de fonction dans l’industrie pourront prétendre être ministre de l’industrie ; à l’inverse, sauf à aimer les procédures judiciaires et le lynchage politico-médiatique, tout découragera un capitaine d’industrie de mettre quelques années son expérience au service de la réindustrialisation du pays. Chacun peut comprendre les horaires à rallonge, les sacrifices familiaux ou les vicissitudes temporaires de la vie politique. Le service de l’intérêt général, le sens et l’importance des enjeux compensent largement ces mauvais côtés… s’il s’agit justement d’un engagement maitrisé. Ce qui tue bien plus sûrement l’envie de servir, c’est la certitude que servir l’Etat est un chemin sans retour, ou alors avec tellement de difficultés, de risques judiciaires et de suspicion généralisée que l’enjeu n’en vaut pas la chandelle. La première victime de la dérive démagogique de ces dernières années (et des lois qui en découlent), c’est l’attractivité et la qualité du service de l’Etat.

J’avais eu l’occasion, il y a quelques mois, de publier une tribune dans Le Monde sur les conséquences mortifères de cette tendance pour l’intérêt général. Citant cette tribune, le rapporteur public du Conseil d’Etat conclut ainsi son avis de rejet : « Pour ce qui est des craintes sur l’attractivité, (M. Cédric O) n’a pas peut-être pas entièrement tort. Mais le législateur a fait le choix de soumettre les membres du Gouvernement à des sujétions particulières de probité, de dignité, d’exemplarité et de prévention des situations des conflits d’intérêts, que le Conseil constitutionnel a jugées proportionnées à leurs fonctions, et la HATVP, qui n’a adopté aucune posture d’interdiction sectorielle générale et automatique, a fait en l’espèce, compte tenu des éléments qu’elle a relevés, une correcte application de la loi. »

Autrement dit, si l’on estime que la complexité des problèmes auxquels nos sociétés sont confrontées, la nécessité d’associer et de comprendre l’ensemble des parties prenantes, la non linéarité des carrières, … nécessitent que l’on puisse au maximum attirer au service de l’intérêt général toutes celles et tous ceux qui souhaitent contribuer pour le collectif, alors il faudra accepter d’un jour changer la loi.

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Cédric O

Ancien Secrétaire d’État chargé du numérique / Former French Minister of State for Digital